mardi 13 juillet 2010

Interview Nature Humaine

Geneviève Odier est psychothérapeute et formatrice à l’« Approche Centrée sur la
Personne ». Ses intérêts et ses recherches la poussent à tenter de cerner comment on pourrait définir la « psychopathologie » dans sa discipline.
Elle vit aujourd’hui à Genève.

Agir

Agir c'est mettre en œuvre concrètement quelque chose pour modifier ou plutôt s’adapter à une situation. Dans l’action il y a l’idée de participer au mouvement. L'action peut être physique (un mouvement se fait) ou par la pensée (l'action est alors intérieure et vise à se modifier soi-même), mais dans l'un ou l'autre cas, il faut se laisser guider par les circonstances internes ou externes c’est ce qu’on appelle « prendre une décision » puis essayer de la mener à son terme.

Mouvement

Dans l'action, il y a un mouvement pour aller vers quelque chose. En réalité, le mouvement est incontournable car il est partout et en tout. Tout est en mouvement, parce que le mouvement, c'est la vie qui s’exprime à tous les niveaux, du mouvement cellulaire au mouvement cosmique, du mouvement global de l’être à celui de toutes les matières, à tout ce qui constitue notre univers. Et l'action s'inscrit justement dans la vie. Elle doit donc en épouser le mouvement.
C'est quoi ce mouvement ? C’est ce qu’on appelle l’impermanence. Chaque instant est
différent, les choses et les évènements changent constamment. Le mouvement, c'est cette mobilité ininterrompue des évènements, des émotions, des relations, du temps. Il y a des jours pleins de désir d‘autres remplis de désespoir, puis le lendemain notre humeur change, parfois même d'une minute à l'autre et les forces s’inversent. C'est cette succession de choses qui crée le mouvement, à l'extérieur comme à l'intérieur de soi et de l’environnement.

L'action ne peut pas échapper à cette mobilité générale, naturelle et permanente. On ne peut pas exiger de l'action qu'elle se passe comme ceci ou cela. Elle semble suivre une direction mystérieuse et insaisissable. S'il est possible d'envisager des étapes à sa réalisation, l'adaptation aux situations est forcément permanente, et d’une certaine manière c’est cette adaptation qui constitue l’action. Agir, c'est donc aussi laisser le mouvement suivre son cours.

Mouvement et insécurité

Le mouvement est profondément insécurisant pour celui qui met sa sécurité à l'extérieur de lui, car la vie n'apporte aucune certitude, rien de prévisible, mais au contraire beaucoup d'inconnu. Cette insécurité n'est pas chose facile pour une société pétrie de peurs (de rater, de perdre, de manquer, etc).
Pour éviter ces peurs, nous essayons de contrôler pour que les choses soient moins
mouvantes, et plus conformes à ce qui nous rassure, à ce que l'on connaît et maîtrise. Le contrôle installe une fixité qui empêche le mouvement naturel de l'action. Ou bien elle nous fait agir avec tant de raideur que l'on risque d'être bloqué un jour ou l'autre, paralysé, comme le serait une rivière par un barrage, lorsque le barrage lâche, ça fait beaucoup de dégâts. Et pour nous lorsque tout ce que nous avons contenu avec tant de force cède, cela peut être très violent. Et paradoxalement, cela entraîne plus de peurs et au lieu de nous rasséréner nous laisse avec encore plus d’incertitudes. Car le flux de la vie s'échappe toujours pour suivre son cours. Pour donner une image, une personne s'épuise beaucoup moins en suivant le cours du fleuve qu'en luttant contre en voulant le remontant.

Accepter le changement et le mouvement naturel de l'action exige de perdre le contrôle, mais beaucoup de gens ont trop peur de cela. Pour être en position de ne plus contrôler, il ne faut plus avoir peur et cela demande de bien se connaître et surtout de s’accepter (là je deviens un peu spécifique – déformation professionnelle). Il faut du temps pour désunir ce couple peur/contrôle.
Ce processus sclérosant se produit avec l'écologie, qui est source de nouvelles peurs (du future, du changement et du sentiment de perte que cela entraîne, de la souffrance, de l’insécurité, de la culpabilité, etc). La crise écologique nous oblige à revisiter notre système intérieur et notre relation au monde, et cela nous panique, nous conduit à une rigidité paralysante qui peut empêcher l'action adéquate.
Par ailleurs, la crise écologique est liée à ce refus du mouvement. La nature ne pense pas, elle est, nous nous sommes dans « le faire ». Elle est dans un mouvement que nous cherchons à contraindre, à dompter pour satisfaire nos besoins toujours plus exigeants et de moins en moins adaptés à l’environnement. Nous avons tenté d’inverser le mouvement, aujourd’hui il faut payer la facture. Mais la nature continue son chemin, parfois avec violence : la pierre dans le ruisseau ne fait que détourner le mouvement fluide de l'eau, sans l'arrêter. L'eau contrainte par l'homme sort de son lit et inonde ses abords.

Un nécessaire temps d'adaptation

Nous oublions trop souvent que nous avons besoin d'un temps d'adaptation entre le moment de la constatation de la nécessité d'un changement et le moment où l'on peut passer à la réalisation de l'action. L'acceptation du changement exige une maturation puisque cela remet en cause notre système personnel, familial, culturel, social, économique, politique, une réévaluation de toute notre façon de penser. Cela concerne le niveau individuel, et le niveau collectif. Car comment modifier d'un coup un système qui a pris longtemps pour se mettre en place ? Évidemment, moins une personne ou une société sera dans la résistance au changement, et plus cela lui sera facile de changer.
Sortir de l'individualisme pour reprendre notre part de responsabilité
Mais la prise de conscience et l'acceptation du changement ne signifient pas que l'on va agir nécessairement. Dans une société individualiste, où les gens agissent pour leur bénéfice immédiat et personnel, et où l'on a l'impression que l'on n'est responsable que de soi-même, mais pas des effets de nos actions sur les autres et sur le reste de l'univers, nous n'avons plus la véritable perception de notre responsabilité, et des conséquences globales de nos actes.
Il est nécessaire de reprendre sa part de responsabilité, même si elle est infime. Et retrouver cette compréhension qu'une petite chose peut changer beaucoup.
Pour passer à une responsabilité avec une visée plus collective et générale, il faut s'ouvrir à l'idée qu'on n'est pas seul au monde, que chaque action a des conséquences et déclenche une autre action au-delà de nous. Nous n’avons pas encore assez conscience que nous sommes liés et interdépendants : la pollution de mon voisin m'affecte, la mort de l'océan m'affecte.
Nous plaçons trop souvent les problèmes et leur résolution à l'extérieur de nous-mêmes: c'est la faute de papa, de maman, des politiques, des entreprises, des pays voisins… etc.
Se responsabiliser, c'est regarder au fond de soi, ses propres fonctionnements. Mais la société n'aide pas à faire cela, en mettant en place un discours infantilisant (il faut faire ceci, cela, être comme ceci ou cela, on va rendre le monde meilleur, on va vous donner ceci ou cela…). Et donc forcément déresponsabilisant.

Culpabilité

Tout placer à l’extérieur à une autre conséquence, c’est que cela déculpabilise. Car mettre le problème à l'intérieur est souvent source de culpabilité. Nous devons apprendre à fonctionner autrement : apprendre à se responsabiliser, en acceptant totalement qu'on s'est trompé par exemple, mais qu'il nous est possible désormais d'agir autrement en tenant compte de l’expérience.
Il y a culpabilité quand on se sent responsable de quelque chose et qu'on pense qu’on n’a pas bien agi, que ce qu’on a fait n'est pas bien, pas assez, pas tolérable, alors on s'en veut, on se mortifie. Mais la responsabilité ce n’est pas ça, c'est la prise de conscience d'un acte, d’une situation, voir les choses comme elles sont, et que si c’est nécessaire, on peut désormais faire autrement. Avec la culpabilité, la référence est à l'extérieur : cela va avec une mésestimation de soi, de son propre jugement en faveur de celui de l'autre. On met l'évaluation à l'extérieur : l'autre sait pour moi. Ce sont des valeurs qu'on a intériorisées. La responsabilité demande une confiance, une estime de soi et de ce qu'on est capable de faire.
Paradoxalement c’est aussi un sentiment de culpabilité qui freine les gens à s’engager dans une réflexion plus profonde et plus efficace qui aboutirait à une action dans la lutte écologique. D’une certaine façon ils ne veulent pas se sentir encore coupables, comme d’avoir pris une douche de trop par semaine ou utilisé leur voiture sans calcul ou encore laissé la lumière allumée. Cela prouve d’une part, qu’ils sont mal informés,car il y a un gaspillage d’énergies polluantes beaucoup plus important, et d’autre part qu’entre responsabilité et culpabilité, la confusion est grande.
L'action sera plus juste par responsabilité que par culpabilité parce qu'on agira pour
l'action et pour tenter vraiment d’aider l'autre, et non pas pour s'apaiser soi-même. Donc le résultat ne sera pas le même. La question à se poser est "est-ce que je peux faire quelque chose pour cela?". Si oui, l'action sera juste et à la mesure de notre capacité d'action. Et donc hors de toute culpabilité. En plus, l'action aura un résultat qui répondra réellement aux besoins.

Conditionnement et action

Le conditionnement c'est l'apprentissage de comportements. Par exemple, la méthode de l'effort/récompense (il faut faire ceci pour obtenir cela) est un conditionnement. Le conditionnement nous fait refuser le mouvement de la vie. Cela peut même être érigé en
stratégie sociale. A l'inverse, une société libertaire, demande une grande conscience: une société où l’on peut être libre totalement de faire ce qu'on veut dans le respect total de l'autre, avec une justesse de l'action par rapport à un moment donné. Cela empêche tout pouvoir sur les autres, mais libère le pouvoir d'agir, l’action juste.
Pour sortir du conditionnement, il faut le courage d'affronter ses peurs, de regarder dans son jardin intime, de s'accepter comme on est pour retrouver notre authenticité. On peut faire cela d'une manière thérapeutique, mais aussi philosophique,artistique... etc. Cela demande du courage, parce que cela demande de changer en profondeur et de renoncer aux petits (ou grands) bénéfices qui nous avaient fait adopter ou garder ces fonctionnements. Voir son conditionnement exige d'aller voir la peur qui le sous-tend et donc demande de regarder ses "monstres", c'est-à-dire tout ce qu'on n'accepte pas de soi-même alors que ce sont des parts intimes de nous-mêmes et qu’on ne peut pas les éradiquer. Plus elles sont brimées plus elles reviennent en force avec à chaque fois plus de puissance. C'est seulement comme ça qu'on pourra commencer à accepter sa responsabilité sans plus la rejeter sur l'autre. On peut dire que la domestication de la nature correspond à la manière dont nous voulons domestiquer les ressentis, les émotions, les sentiments que nous ne jugeons pas acceptables. Ce sont ces sensations refoulées que j’appelle « nos monstres ». Si on ne les rejette pas ils prennent leur
juste place.

Être plutôt que faire – trouver son centre

Agir exige d'être, de penser à être, plutôt que de penser à faire. Être, cela signifie agir dans ce qu'on ressent, ce qu'on vit, en étant présent à son ressenti, ses désirs, en contact avec la réalité.
Parce qu'en étant bien ancrés dans la vie et centré en soi, l'action se fait beaucoup mieux. Alors que « le faire » sans être proche de son ressenti est plus directionnel, plus dans le "il faut", "c'est mieux comme ceci ou cela", ce qui est le contraire du mouvement. Et là on risque de rester uniquement dans le mental sans tenir compte d’une réalité globale. L’équilibre est rompu.
Nous devons donc apprendre à mener l'action en partant de notre centre et non en satisfaisant notre besoin de sécurité, pour qu'il n'y ait pas de problèmes, ni de prises de risques inutiles. Si on part de son centre, même sans cadre, sans suivre les "règles" en vigueur, avec cette confiance en soi et bien sûr en respectant les autres, l'action trouve sa place dans le mouvement naturel de la vie. Les choses se dessinent lorsqu'on ne résiste plus à notre ressenti ni à croire en nos propres perceptions. Être en phase avec soi-même permet de changer sa vision des choses, d’être créatifs et quitter la conception collective imposée, celle de la société, de l'entreprise, de l'époque, etc.
Attention cela ne règle pas tous les problèmes, mais on peut garder cette souplesse et cet accueil des problèmes, pour que l'action reste fluide. L'adaptation permanente aux
circonstances est nécessaire.
Je ne voudrais pas que mes propos s’entendent comme une invitation à la révolte aveugle.
Le travail sur son intériorité a aussi comme objectif d'être dans le monde, en relation avec les autres, de communiquer. Retrouver ses valeurs, ses ressources, c'est pour pouvoir créer des projets avec les autres. Le problème, parfois, dans le travail sur soi, le développement personnel, c'est le nombrilisme. Nous risquons de devenir très égocentriques et trop individualistes. Pour l'éviter, et voir au-delà de nous-mêmes, il est nécessaire d'être attentif à ce que ce retour sur soi libère l'énergie et nous ouvre aux autres, nous aide à trouver des solutions communes. Comment arriver à une entente lorsque l'on est tous dans une réalité différente ? Comment articuler toutes ces vérités personnelles pour créer une société ensemble ? Nous sommes obligés de commencer par soi. La psychothérapie nous aide mais ce
n'est qu'une partie, sinon nous restons dans le conditionnement, si nous passons d’une
stratégie à une autre nous changeons juste de système et rien n’est réglé.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire