mercredi 14 juillet 2010

Carl Ransom ROGERS

Carl Ransom Rogers, un des psychologues américains les plus renommés de sa génération, a fondé l’Approche Centrée sur la Personne. Il a posé les bases de cette approche humaniste en s’appuyant sur ses expériences personnelles et professionnelles, et l’a développée jusqu’à sa mort. Il avait à cœur d’élaborer ses découvertes à partir de sa clinique dans une dynamique empirique et phénoménologique. Avec lui on se situe d’emblée dans l’être, dans le présent, dans la perception fine de ce qui surgit au moment même où cela est vécu.

Avec l’approche centrée sur la personne, la relation humaine prend une autre dimension, elle se place sur une égalité et une réciprocité fondamentales. Elle donne un large espace à l’intersubjectivité en laissant se juxtaposer plusieurs champs de valeurs, d’authenticité et de qualités individuelles dans une acceptation bilatérale. Deux individus se confrontent, dans une même unité de temps et d’espace. Il y a partage de sensations, de réflexions, de sentiments, de compréhension. Ce face à face induit la responsabilité de chacun et restitue ainsi au client son autorité en écho à celui du thérapeute. Il ne s’agit pas d’une prise de pouvoir abusive de l’un sur l’autre mais d’une puissance personnelle retrouvée, qui inspire un respect mutuel.

Dans l’approche centrée sur la personne, on inclut dans la notion de personne l’intérieur et l’extérieur, l’être et l’apparence, unis dans une seule expression, non divisée, celle de son essence sans déterminations particulières et acceptée dans sa globalité, parfaite. Dans cette optique, l’union de ces deux aspects implique de reprendre contact avec son soi réel en abandonnant les masques. La personne va plonger au niveau le plus archaïque de son être, toucher son noyau fondamental, et retrouver son unité originelle. Cela n’est pas sans rappeler cette phrase du philosophe humaniste Baruch Spinoza : « Nous savons que chaque être, pris en lui-même sans aucun rapport au reste des choses, renferme une perfection qui n’a pour bornes dans chaque être que sa propre essence, et que l’essence même d’un être n’est pas autre chose ». L’Herne (2009).

Au-delà de la psychologie, les propositions de Rogers débouchent sur une prise de conscience qui dépasse l’individu et ouvre sur une dimension plus spirituelle. Carl Rogers nous invite à mieux nous connaître, et part du présupposé que si une personne comprend comment elle fonctionne et qui elle est vraiment, elle s’épanouira, saura s’adapter à son environnement, ainsi ses interactions avec les autres seront plus harmonieuses, libres et spontanées. Le postulat de base repose sur l’idée que l’organisme humain est fondamentalement régi par une pulsion interne, source de sa motivation à l’épanouissement que Rogers nomme la tendance actualisante. Il est convaincu que le client possède en lui les ressources nécessaires pour comprendre et résoudre lui-même ses difficultés. Pour retenir l’essentiel de son expérience, l’individu a besoin de lui donner une signification. Pour cela il est nécessaire de vivre sa propre expérience de manière complète et authentique, d’affronter les contradictions. S’il y a une vérité, elle se situe lorsque les extrêmes se rejoignent.

mardi 13 juillet 2010

Regard

Article publié dans Mouvance (2003)

Analogies et différences de deux approches de la liberté:
l’Approche Centrée sur la Personne et le Tantrisme Shivaïte Cachemirien.

Une première définition de ces deux courants nous montre à priori une différence capitale entre philosophie empirique et phénoménologie spirituelle. L’une est une thérapie basée sur une relation qui se vit dans un climat de facilitation à l’émergence de tout problème psychologique et dans l’absence de notion spirituelle. L’autre est l’enseignement d’une tradition spirituelle millénaire dans laquelle la part psychologique est peu explicitée, voire pas prise en compte du tout.

L’Approche Centrée sur la Personne vise « la recherche ou plus exactement l’émergence de son être intime ».
« Cette approche est davantage une philosophie qu’une simple technique ou méthode. Elle est dans son essence, une manière d’être qui s’exprime à travers des attitudes et des comportements créateurs d’un climat propice à l’épanouissement. Le « but » est d’aider le client à faire l’expérience immédiate de soi. » 1
L’ACP est le fruit de l’expérience d’un chercheur insatiable et scrupuleux, un scientifique soucieux de valider ses recherches. Carl Rogers a foi en certaines avancées de la science, en tant que scientifique il cherche à faire un pont entre nature et science dans un besoin de confirmer l’évolution naturelle de l’individu.

Le Tantrisme Shivaïte Cachemirien (la lignée Pratyabhijna -reconnaissance spontanée du soi- et Spanda -frémissement, vibration intérieure-) est « l’enseignement d’une voie millénaire du retour à soi. C’est la voie tantrique la plus dépouillée, elle se réfère à notre essence originelle divine et absolue ».
« La pratique tantrique est envisagée comme un jeu infini qui révèle l’architecture intime de l’être et son étendue spatiale, dont le « but » est de devenir l’expression de la totalité ».
Le tantrisme cachemirien se réfère à une lignée ancestrale, dont la pensée pourrait se résumer ainsi : « Nous sommes ce que nous cherchons ». 2

Si la personne est en devenir, émergence de l’être, chez Rogers, c’est le retour de l’être à son essence divine et spatiale qui donne un sens à la quête tantrique.
D’un côté l’être humain ici et maintenant, concrètement, sans notion de spatialité, de l’autre, plus abstrait, l’être divin et spatial, toujours et partout, dans la totalité.
Ici apparaît ce qui pourrait être la principale différence des deux approches, « aller vers » et « retourner à ». Deux mouvements qui paraissent éloignés et opposés mais au fond se rejoignent car du point de vue de la logique tantrique, perçue comme sphérique, c’est la même chose puisque tout est envisagé dans une dimension holistique sans dualité, s’éloigner c’est aussi se rapprocher, c’est relier les opposés qui participent au même mouvement de la totalité.

Cette notion de totalité n’est d’ailleurs pas étrangère à Rogers : « L’univers est toujours dans un processus d’élaboration et de création, autant que dans un processus de détérioration ; si aucune inhibition ne faisait obstacle à la totale expérience de ce qui est organismiquement présent en elle la personne pourrait se mouvoir vers une totalité, une intégration ». 1
Ce qui nous rapproche beaucoup de la définition de « l’être » dans le tantrisme : « Lorsque nous nous reconnaissons enfin, nous reconnaissons que nous sommes le miroir du monde. Nous dissolvons la culpabilité ancestrale par cette réalisation et enfin, nous sommes prêts à pratiquer le yoga du retour de chaque sensation, de chaque pensée et de chaque émotion à la source de toute chose qui est espace, apaisement, joie. C’est cette acceptation, cette réintégration qu’on appelle : «être»2.

On pourrait dire que bien que très distinctes ces deux approches ont une visée qui va dans la même direction, En cela leurs « méthodes » sont plus différentes dans la forme que dans le fond.

Enseignement et expérience.

Dans la tradition tantrique, il y a enseignement. Cela consiste à vous donner d’emblée tout ce qu’il y a à comprendre, c’est très simple, tellement simple qu’on n’y croit pas, mais combien complexe à réaliser. On explique comment se libérer du fonctionnement automatique qui nous enferme et quels sont les blocages, les erreurs qu’on a l’habitude de commettre et de répéter sans fin, les attachements qu’on a tant de mal à lâcher, les peurs qui nous paralysent, les difficultés d’acceptation de soi et d’autrui, la rigidité qui nous caractérise dans notre obstination à vouloir fixer les choses, les frustrations que cela entraîne, et donc, l’absence de présence, l’absence de conscience.
Tout le travail consiste à mettre en pratique cet enseignement et là commence la difficulté. La compréhension intellectuelle si utile soit-elle n’est qu’un premier pas infime dans la saddhana. (chemin spirituel)
C’est à l’aide du yoga, des diverses pratiques de méditation et des visualisations que l’élève se dirige pas à pas vers la compréhension pour atteindre la libération. C’est un chemin solitaire, fait de doutes et d’embûches, même si l’indispensable relation avec le maître est forte et personnelle, il n’y a rien pour se raccrocher, c’est une voie difficile et sans concession : « être toujours sur le fil du rasoir ».

Au cours d’une thérapie rogérienne on n’explique rien, on n’enseigne rien au contraire. Tout est basé sur l’expérience, de ce qui se vit au cœur de la relation thérapeutique. Pour Rogers : « Une personne ne peut pas enseigner une autre, l’enseignement détruirait la découverte »1. Cette notion de découverte est très importante, car la prise de conscience de ses propres problématiques par soi-même est capitale. Elle permet une intégration plus immédiate, plus stable de la compréhension de soi, puisque issue de l’expérience personnelle.
Durant la psychothérapie, le thérapeute accompagne son client dans les méandres de sa souffrance, de ses doutes, de ses peurs, de la prise de conscience de ses attitudes, de sa joie, de son changement, de son évolution, il y a des étapes même si elles ne sont ni structurées, ni fixes. On pourrait dire une succession de mouvements qui comme des vagues nous rapprochent toujours plus près de la compréhension.
C’est au fil des séances grâce à l’écoute empathique du thérapeute que le client se dirige pas à pas vers la compréhension de lui-même. Et qu’est-ce que l’empathie sinon la présence, l’attention, l’ouverture et la disponibilité à percevoir les sensations, les émotions, les vibrations du client qui résonnent en soi pour lui être ensuite renvoyé comme un écho.
Rogers dit « Il existe une forme particulière et libératrice de relation d’aide, qui permet aux gens de trouver en eux sagesse et confiance, et de faire des choix de plus en plus sains et de plus en plus constructifs »1.

La notion de choix n’existe pas chez les tantriques. De leur point de vue, les individus comme tous les autres éléments du cosmos évoluent sous les lois spatiales de la Conscience, là où le mental et la volonté n’interviennent pas. C’est-à-dire que lorsque les conditions sont réunies les évènements se déroulent naturellement en harmonie avec l’environnement et l’idée d’avoir choisi est purement illusoire.
Cependant Rogers n’est pas très éloigné de cette idée « La personne fonctionnant pleinement éprouve et utilise la liberté la plus absolue quand elle veut, et choisit spontanément, librement et volontairement ce qui par ailleurs est déterminé par les facteurs de la situation existentielle »1.
Pas d’enseignement donc chez Rogers mais un apprentissage. En nous écoutant nous-mêmes nous accédons à une « claire conscience » de nos sentiments dans toute leur complexité. La notion de présence à soi et à l’autre unit à l’intuition et à l’écoute, écoute des mots, mais aussi de l’être global est capital dans l’approche. « Le maximum que quelqu’un puisse faire pour transmettre à un autre est de créer certaines conditions qui rendent possible ce type d’apprentissage »1 Ainsi le client découvre ses comportements inadéquats au cours du processus thérapeutique.
Mais le maître crée aussi les conditions nécessaires à la compréhension et la libération de son disciple, rendant ainsi possible la transmission de l’essence de la tradition de la lignée à laquelle il appartient.

À ce stage de comparaison, on arrive à la notion de transmission, totalement inconnue dans l’approche rogérienne, et il est clair que ce n’est pas le propos dans la thérapie. La transmission est un point crucial dans la tradition tantrique, elle assure la pérennité de la voie. L’importance est que le lien soit vivant, qu’il passe directement d’un être à l’autre, c’est-à-dire par le biais de celui qui a réalisé les enseignements dans son essence, et non seulement à travers la connaissance des textes.


Méditation et processus thérapeutique

Le maître est celui qui guide. La relation entre maître et disciple « est une relation d’indépendance fondée sur la reconnaissance de l’identité absolue de tous les êtres, n’entraînant pas de soumission. Ils vont ensemble vers le dépouillement, vers une simplicité radicale et joyeuse ; deux êtres face à face dans une totale nudité»2. Le lien qui unit maître et élève dans la voie spirituelle est maintenu au fil des années, l’engagement est pour une durée indéterminée, un chemin que l’on suit toute sa vie.
Par la méditation et la pratique du yoga, on prend conscience de ses blocages, des émotions qui y sont liées, et de leurs interactions. Avec la présence et la conscience, les nœuds psychologiques se dissolvent et entraînent la libération.
Méditer, c’est être intégralement présent à ce qui arrive, c’est observer ce qui est, observation du fonctionnement de son être, de la manière dont il ressent, pense et agit, observation de sa confusion. Cela implique une présence simultanée aux niveaux : des perceptions sensorielles, de l’activité cognitive et enfin à la naissance du déploiement et de l’expression des émotions. Une acceptation de cette réalité est primordiale. « Avec la pratique de la présence, nous parvenons à une réelle intimité avec nos rythmes biologiques, nos émotions, notre pensée, tout nous ramène constamment à notre propre source. Avec le yoga, notre corps s’allège s’ancre dans la réalité, se fluidifie et entre dans la grande danse de l’univers où tout communique et ou tout exprime l’harmonie silencieuse de la totalité. Le comportement se modifie en profondeur, accède à la fluidité, à la spontanéité et se trouve en harmonie avec le Tout. Pour le pratiquant c’est un travail subtil et continu, sans aucune forme figée, laissant émerger sa liberté fondamentale, il revient à la source et n’attend rien de l’extérieur »2.

Le thérapeute est celui qui accompagne, il avance avec la personne dans sa recherche d’elle-même. Marche à ses côtés. Une psychothérapie s’appuie sur une relation très étroite et très intime avec les clients, une relation d’une personne à une autre dans un climat de confiance et de respect. « J’essaie de voir si je comprends bien le monde intérieur de mon client, si la perception que j’en ai, correspond à son vécu du moment. Je préfère à : « réflexions des sentiments », « essai de compréhension » ou « vérifications d’impressions ». «Je cherche à comprendre le vécu de mon client, à pénétrer le sens, et le parfum, et le goût, et la saveur qu’il a pour mon client »1.

Le processus thérapeutique ne relève pas du jugement moral. Le thérapeute encourage la libre expression des sentiments du client, sans entraver le flot d’hostilité et d’anxiété, le sentiment d’inquiétude ou de culpabilité, l’ambivalence ou l’indécision qui se manifestent. Il réagit aux ressentis sous-jacents sans expliciter des attitudes dont le client n’est pas conscient. Il identifie et élucide les sentiments négatifs et positifs. Ces sentiments sont acceptés comme faisant partie de la personnalité donnant à la personne la possibilité de se comprendre telle qu’elle est, l’amenant ainsi à une compréhension intuitive d’elle- et à mettre à jour de ses propres modes de fonctionnements. Cet « insight » constitue une dimension « clef » du processus thérapeutique qui donne un point d’appui pour accéder à des niveaux supérieurs d’intégration. Le rôle du thérapeute est d’identifier les peurs qui se cachent derrière la difficulté et le manque de courage à prendre des initiatives. Grâce à une meilleure compréhension dans ses relations aux autres, et du comportement à adopter qui va résoudre ses problèmes, le client s’enracine dans sa propre motivation à s’améliorer, à devenir plus mûr. La personne voit vraiment clair en elle-même, elle se comprend de mieux en mieux, à mesure elle a le courage d’aller au fond de ses actes. Le client prend confiance en lui. Il agit de manière plus positive et plus adaptée. La relation avec le thérapeute est plus étroite que jamais. Le client à même de maîtriser ses problèmes a de moins en moins besoin d’être aidé, c’est l’approche de la fin de la relation thérapeutique. On voit arriver l’expression de sentiments personnels. La relation est temporaire dans la thérapie, l’engagement n’est envisagé que pour la durée de la cure.

Un même passage obligatoire.

L’effondrement qui se produit au cours de la saddhana, fait partie du processus et marque un moment capital. Cela ressemble à un crash, toutes les structures s’effondrent, chute des systèmes, abandon des références, il n’y a plus de filtres, mais un contact direct avec la réalité. Dans le tantrisme, la notion de réalité est dépouillée de tout artifice, toute technique. Tout est vibrant, tout est réel. La réalité de la vie quotidienne, sans adhésion à aucune croyance, dogme, religiosité ou moralité, est le lieu d’immersion le plus propice à l’éveil de la conscience. Il n’y a de place pour aucun doute, aucun attachement « être » dans la nature absolue la réalité du monde. Il y a succession de moments présents, une coulée de réalité qui se fait naturellement.

Le moment du mouvement en thérapie, « c’est le moment de rupture, où un schéma perd de sa rigidité, il s’agit de quelque chose qui ne se réfléchit pas mais surgit, dans l’instant, il s’agit d’une expérience sans limitation, sans inhibition, ni retenue. C’est l’expérience immédiate d’une intégration nouvelle, ancrée dans la réalité »1. Rogers est ouvert à une réalité mouvante et sans limites, subjective à la fois concrète et abstraite. Il est dans l’acceptation d’une dimension inconnue, pas de certitude mais une connaissance ponctuelle de notre univers. Une réalité présente dans le quotidien « Si on n’attend plus de la religion, de la philosophie, de la science, ni d’aucun système de croyances qu’ils nous octroient des « valeurs universelles », on peut, en revanche, trouver en nous-mêmes, la source organique d’une authentique morale»1.

Une quête de la liberté

Dans le tantrisme, l’importance du corps est centrale et la finalité est « la réintégration de notre corps, abandonné et réduit au silence, mutilé par une obscure inconscience de la totalité, donc prendre conscience de la totalité »2. Pour parvenir à cette conscience profonde, il est indispensable que notre corps soit accordé et c’est là qu’intervient toute la sensorialité. « Le corps devient alors le réceptacle de cette totalité, nous sommes en résonance avec le monde. Notre comportement de plus en plus libre, fluide, entre en harmonie avec l’environnement, se fond dans un rapport direct et authentique avec la vie, les masques tombent, tout revient à la tranquillité. En restituant le mouvement à nos pensées, nos émotions, nos sens, on se fond dans la fluidité du monde. L’ego se dissout dans l’étendue qu’englobe le corps/esprit. C’est la fin du jugement différenciateur, de l’agitation mentale et du concept de séparation. Il s’agit de comprendre la perception directe non filtrée, non censurée par le mental.
Une joie profonde se manifeste en toute occasion, un être humain qui fonction totalement. Plus besoin de chercher d’être approuvé, fixé par l’aval de l’autre »2.

Rogers insiste aussi beaucoup sur l’expérience intérieure et la présence au corps.
« Il faut retrouver la sagesse de l’organisme, notre capacité à former des jugements personnels, sentir ce que nous sentons et pensons. Parce qu’il a externalisé la source de sa démarche évaluative, l’individu éprouve un profond sentiment d’insécurité qui le rend rigide et confus »1. Il y a un décalage énorme entre ce que nous pensons et ce que nous vivons réellement.
« Chacun de nous est double, fait de deux moitiés qui cherchent de toutes leurs forces à se rassembler dans un soma réunifié, où s’évanouira la distinction du corps et de l’esprit, de la tête et du cœur. « Avoir conscience dans la « sagesse du corps » pour nous mener au cœur du problème »1 .
L’objectif est de permettre à l’individu de se développer, gagner son autonomie et sa liberté, se situant à un niveau d’intégration personnelle et sociale. « C’est aller vers la tranquillité. Une joie profonde se manifeste en toute occasion, un être humain qui fonction totalement »1.
Dans sa définition de « la vie pleine » Rogers souligne l’importance de la fluidité, notion largement présente dans le tantrisme et dont la portée est déterminante. « La vie pleine est un processus non un état fixe. Une caractéristique de ce processus est qu’il implique une tendance croissante à vivre dans le moment présent d’une façon totale. C’est une direction non une destination, direction qui est choisie par l’organisme total. Pour exprimer la fluidité présente dans ce style de vie, je dirai qu’on se met à participer au processus de l’expérience organismique, et à l’observer plutôt que le contrôler »1 .
« Une telle manière de vivre dans l’instant signifie une absence de rigidité, d’organisation étroite, elle signifie un maximum d’adaptabilité, la découverte de la structure dans l’expérience, une organisation fluente, changeante du moi et de la personnalité. Si les individus ne trouvent pas leur place comme personnes globales, la vie leur semble déroutante parce qu’ils ne savent pas qu’on peut la vivre dans l’unité de la pensée et de la passion, du sentiment et de la curiosité intellectuelle »1.

La notion de spiritualité longtemps absente dans l’approche centrée sur la personne, s’insinuera peu à peu chez Rogers qui dira à la fin de sa vie « Grâce à toutes mes expériences, j’accepte bien mieux l’idée d’une pérennité de l’esprit humain, je n’exclus plus que nous soyons constitués d’un principe spirituel perpétuel, qui survit au temps, pour s’incarner parfois dans le corps d’un être humain »1.
Nombre des retours de ses clients relatant leurs expériences à l’occasion d’un groupe, comme les expressions suivantes : avoir vécu l’unité spirituelle de la communauté, l’expérience d’une méditation, devenir un centre de conscience, amèneront Rogers à dire « j’ai sous-estimé l’importance de cette dimension mystique et spirituelle »1.
Beaucoup s’accordent aujourd’hui à reconnaître les nombreuses « traces » de spiritualité chez Rogers même si le mot n’est pas clairement employé.
Ce qu’on peut voir ici c’est à quel point les notions de ces deux approches se croisent, s’opposent, se rapprochent, s’entremêlent puis s’éloignent à nouveau. On pourrait dire qu’elles ont des trajectoires inverses. Dans le tantrisme, on part de centre, du noyau immaculé qu’on appelle la conscience ou le divin, pour aller vers la périphérie où l’on touche les dysfonctionnements, la conscience du centre peut en venir à bout. En thérapie, on part des dysfonctionnements en allant vers son centre, le soi. Une thérapie devrait pouvoir amener à la conscience. Dans les deux cas, on n’est pas sûr d’y parvenir. Alors pourquoi ne pas doubler ses chances ?
Si ces deux approches ne peuvent pas se substituer l’une à l’autre, elles peuvent parfaitement se compléter. Cela donnera peut-être quelques éléments de réponse à la question qui revient régulièrement au cœur des débats dans les groupes : quelle est la différence entre thérapie et voie spirituelle ?

1 Carl Rogers
2 Daniel Odier

Le Soi

Interview Nature Humaine

Geneviève Odier est psychothérapeute et formatrice à l’« Approche Centrée sur la
Personne ». Ses intérêts et ses recherches la poussent à tenter de cerner comment on pourrait définir la « psychopathologie » dans sa discipline.
Elle vit aujourd’hui à Genève.

Agir

Agir c'est mettre en œuvre concrètement quelque chose pour modifier ou plutôt s’adapter à une situation. Dans l’action il y a l’idée de participer au mouvement. L'action peut être physique (un mouvement se fait) ou par la pensée (l'action est alors intérieure et vise à se modifier soi-même), mais dans l'un ou l'autre cas, il faut se laisser guider par les circonstances internes ou externes c’est ce qu’on appelle « prendre une décision » puis essayer de la mener à son terme.

Mouvement

Dans l'action, il y a un mouvement pour aller vers quelque chose. En réalité, le mouvement est incontournable car il est partout et en tout. Tout est en mouvement, parce que le mouvement, c'est la vie qui s’exprime à tous les niveaux, du mouvement cellulaire au mouvement cosmique, du mouvement global de l’être à celui de toutes les matières, à tout ce qui constitue notre univers. Et l'action s'inscrit justement dans la vie. Elle doit donc en épouser le mouvement.
C'est quoi ce mouvement ? C’est ce qu’on appelle l’impermanence. Chaque instant est
différent, les choses et les évènements changent constamment. Le mouvement, c'est cette mobilité ininterrompue des évènements, des émotions, des relations, du temps. Il y a des jours pleins de désir d‘autres remplis de désespoir, puis le lendemain notre humeur change, parfois même d'une minute à l'autre et les forces s’inversent. C'est cette succession de choses qui crée le mouvement, à l'extérieur comme à l'intérieur de soi et de l’environnement.

L'action ne peut pas échapper à cette mobilité générale, naturelle et permanente. On ne peut pas exiger de l'action qu'elle se passe comme ceci ou cela. Elle semble suivre une direction mystérieuse et insaisissable. S'il est possible d'envisager des étapes à sa réalisation, l'adaptation aux situations est forcément permanente, et d’une certaine manière c’est cette adaptation qui constitue l’action. Agir, c'est donc aussi laisser le mouvement suivre son cours.

Mouvement et insécurité

Le mouvement est profondément insécurisant pour celui qui met sa sécurité à l'extérieur de lui, car la vie n'apporte aucune certitude, rien de prévisible, mais au contraire beaucoup d'inconnu. Cette insécurité n'est pas chose facile pour une société pétrie de peurs (de rater, de perdre, de manquer, etc).
Pour éviter ces peurs, nous essayons de contrôler pour que les choses soient moins
mouvantes, et plus conformes à ce qui nous rassure, à ce que l'on connaît et maîtrise. Le contrôle installe une fixité qui empêche le mouvement naturel de l'action. Ou bien elle nous fait agir avec tant de raideur que l'on risque d'être bloqué un jour ou l'autre, paralysé, comme le serait une rivière par un barrage, lorsque le barrage lâche, ça fait beaucoup de dégâts. Et pour nous lorsque tout ce que nous avons contenu avec tant de force cède, cela peut être très violent. Et paradoxalement, cela entraîne plus de peurs et au lieu de nous rasséréner nous laisse avec encore plus d’incertitudes. Car le flux de la vie s'échappe toujours pour suivre son cours. Pour donner une image, une personne s'épuise beaucoup moins en suivant le cours du fleuve qu'en luttant contre en voulant le remontant.

Accepter le changement et le mouvement naturel de l'action exige de perdre le contrôle, mais beaucoup de gens ont trop peur de cela. Pour être en position de ne plus contrôler, il ne faut plus avoir peur et cela demande de bien se connaître et surtout de s’accepter (là je deviens un peu spécifique – déformation professionnelle). Il faut du temps pour désunir ce couple peur/contrôle.
Ce processus sclérosant se produit avec l'écologie, qui est source de nouvelles peurs (du future, du changement et du sentiment de perte que cela entraîne, de la souffrance, de l’insécurité, de la culpabilité, etc). La crise écologique nous oblige à revisiter notre système intérieur et notre relation au monde, et cela nous panique, nous conduit à une rigidité paralysante qui peut empêcher l'action adéquate.
Par ailleurs, la crise écologique est liée à ce refus du mouvement. La nature ne pense pas, elle est, nous nous sommes dans « le faire ». Elle est dans un mouvement que nous cherchons à contraindre, à dompter pour satisfaire nos besoins toujours plus exigeants et de moins en moins adaptés à l’environnement. Nous avons tenté d’inverser le mouvement, aujourd’hui il faut payer la facture. Mais la nature continue son chemin, parfois avec violence : la pierre dans le ruisseau ne fait que détourner le mouvement fluide de l'eau, sans l'arrêter. L'eau contrainte par l'homme sort de son lit et inonde ses abords.

Un nécessaire temps d'adaptation

Nous oublions trop souvent que nous avons besoin d'un temps d'adaptation entre le moment de la constatation de la nécessité d'un changement et le moment où l'on peut passer à la réalisation de l'action. L'acceptation du changement exige une maturation puisque cela remet en cause notre système personnel, familial, culturel, social, économique, politique, une réévaluation de toute notre façon de penser. Cela concerne le niveau individuel, et le niveau collectif. Car comment modifier d'un coup un système qui a pris longtemps pour se mettre en place ? Évidemment, moins une personne ou une société sera dans la résistance au changement, et plus cela lui sera facile de changer.
Sortir de l'individualisme pour reprendre notre part de responsabilité
Mais la prise de conscience et l'acceptation du changement ne signifient pas que l'on va agir nécessairement. Dans une société individualiste, où les gens agissent pour leur bénéfice immédiat et personnel, et où l'on a l'impression que l'on n'est responsable que de soi-même, mais pas des effets de nos actions sur les autres et sur le reste de l'univers, nous n'avons plus la véritable perception de notre responsabilité, et des conséquences globales de nos actes.
Il est nécessaire de reprendre sa part de responsabilité, même si elle est infime. Et retrouver cette compréhension qu'une petite chose peut changer beaucoup.
Pour passer à une responsabilité avec une visée plus collective et générale, il faut s'ouvrir à l'idée qu'on n'est pas seul au monde, que chaque action a des conséquences et déclenche une autre action au-delà de nous. Nous n’avons pas encore assez conscience que nous sommes liés et interdépendants : la pollution de mon voisin m'affecte, la mort de l'océan m'affecte.
Nous plaçons trop souvent les problèmes et leur résolution à l'extérieur de nous-mêmes: c'est la faute de papa, de maman, des politiques, des entreprises, des pays voisins… etc.
Se responsabiliser, c'est regarder au fond de soi, ses propres fonctionnements. Mais la société n'aide pas à faire cela, en mettant en place un discours infantilisant (il faut faire ceci, cela, être comme ceci ou cela, on va rendre le monde meilleur, on va vous donner ceci ou cela…). Et donc forcément déresponsabilisant.

Culpabilité

Tout placer à l’extérieur à une autre conséquence, c’est que cela déculpabilise. Car mettre le problème à l'intérieur est souvent source de culpabilité. Nous devons apprendre à fonctionner autrement : apprendre à se responsabiliser, en acceptant totalement qu'on s'est trompé par exemple, mais qu'il nous est possible désormais d'agir autrement en tenant compte de l’expérience.
Il y a culpabilité quand on se sent responsable de quelque chose et qu'on pense qu’on n’a pas bien agi, que ce qu’on a fait n'est pas bien, pas assez, pas tolérable, alors on s'en veut, on se mortifie. Mais la responsabilité ce n’est pas ça, c'est la prise de conscience d'un acte, d’une situation, voir les choses comme elles sont, et que si c’est nécessaire, on peut désormais faire autrement. Avec la culpabilité, la référence est à l'extérieur : cela va avec une mésestimation de soi, de son propre jugement en faveur de celui de l'autre. On met l'évaluation à l'extérieur : l'autre sait pour moi. Ce sont des valeurs qu'on a intériorisées. La responsabilité demande une confiance, une estime de soi et de ce qu'on est capable de faire.
Paradoxalement c’est aussi un sentiment de culpabilité qui freine les gens à s’engager dans une réflexion plus profonde et plus efficace qui aboutirait à une action dans la lutte écologique. D’une certaine façon ils ne veulent pas se sentir encore coupables, comme d’avoir pris une douche de trop par semaine ou utilisé leur voiture sans calcul ou encore laissé la lumière allumée. Cela prouve d’une part, qu’ils sont mal informés,car il y a un gaspillage d’énergies polluantes beaucoup plus important, et d’autre part qu’entre responsabilité et culpabilité, la confusion est grande.
L'action sera plus juste par responsabilité que par culpabilité parce qu'on agira pour
l'action et pour tenter vraiment d’aider l'autre, et non pas pour s'apaiser soi-même. Donc le résultat ne sera pas le même. La question à se poser est "est-ce que je peux faire quelque chose pour cela?". Si oui, l'action sera juste et à la mesure de notre capacité d'action. Et donc hors de toute culpabilité. En plus, l'action aura un résultat qui répondra réellement aux besoins.

Conditionnement et action

Le conditionnement c'est l'apprentissage de comportements. Par exemple, la méthode de l'effort/récompense (il faut faire ceci pour obtenir cela) est un conditionnement. Le conditionnement nous fait refuser le mouvement de la vie. Cela peut même être érigé en
stratégie sociale. A l'inverse, une société libertaire, demande une grande conscience: une société où l’on peut être libre totalement de faire ce qu'on veut dans le respect total de l'autre, avec une justesse de l'action par rapport à un moment donné. Cela empêche tout pouvoir sur les autres, mais libère le pouvoir d'agir, l’action juste.
Pour sortir du conditionnement, il faut le courage d'affronter ses peurs, de regarder dans son jardin intime, de s'accepter comme on est pour retrouver notre authenticité. On peut faire cela d'une manière thérapeutique, mais aussi philosophique,artistique... etc. Cela demande du courage, parce que cela demande de changer en profondeur et de renoncer aux petits (ou grands) bénéfices qui nous avaient fait adopter ou garder ces fonctionnements. Voir son conditionnement exige d'aller voir la peur qui le sous-tend et donc demande de regarder ses "monstres", c'est-à-dire tout ce qu'on n'accepte pas de soi-même alors que ce sont des parts intimes de nous-mêmes et qu’on ne peut pas les éradiquer. Plus elles sont brimées plus elles reviennent en force avec à chaque fois plus de puissance. C'est seulement comme ça qu'on pourra commencer à accepter sa responsabilité sans plus la rejeter sur l'autre. On peut dire que la domestication de la nature correspond à la manière dont nous voulons domestiquer les ressentis, les émotions, les sentiments que nous ne jugeons pas acceptables. Ce sont ces sensations refoulées que j’appelle « nos monstres ». Si on ne les rejette pas ils prennent leur
juste place.

Être plutôt que faire – trouver son centre

Agir exige d'être, de penser à être, plutôt que de penser à faire. Être, cela signifie agir dans ce qu'on ressent, ce qu'on vit, en étant présent à son ressenti, ses désirs, en contact avec la réalité.
Parce qu'en étant bien ancrés dans la vie et centré en soi, l'action se fait beaucoup mieux. Alors que « le faire » sans être proche de son ressenti est plus directionnel, plus dans le "il faut", "c'est mieux comme ceci ou cela", ce qui est le contraire du mouvement. Et là on risque de rester uniquement dans le mental sans tenir compte d’une réalité globale. L’équilibre est rompu.
Nous devons donc apprendre à mener l'action en partant de notre centre et non en satisfaisant notre besoin de sécurité, pour qu'il n'y ait pas de problèmes, ni de prises de risques inutiles. Si on part de son centre, même sans cadre, sans suivre les "règles" en vigueur, avec cette confiance en soi et bien sûr en respectant les autres, l'action trouve sa place dans le mouvement naturel de la vie. Les choses se dessinent lorsqu'on ne résiste plus à notre ressenti ni à croire en nos propres perceptions. Être en phase avec soi-même permet de changer sa vision des choses, d’être créatifs et quitter la conception collective imposée, celle de la société, de l'entreprise, de l'époque, etc.
Attention cela ne règle pas tous les problèmes, mais on peut garder cette souplesse et cet accueil des problèmes, pour que l'action reste fluide. L'adaptation permanente aux
circonstances est nécessaire.
Je ne voudrais pas que mes propos s’entendent comme une invitation à la révolte aveugle.
Le travail sur son intériorité a aussi comme objectif d'être dans le monde, en relation avec les autres, de communiquer. Retrouver ses valeurs, ses ressources, c'est pour pouvoir créer des projets avec les autres. Le problème, parfois, dans le travail sur soi, le développement personnel, c'est le nombrilisme. Nous risquons de devenir très égocentriques et trop individualistes. Pour l'éviter, et voir au-delà de nous-mêmes, il est nécessaire d'être attentif à ce que ce retour sur soi libère l'énergie et nous ouvre aux autres, nous aide à trouver des solutions communes. Comment arriver à une entente lorsque l'on est tous dans une réalité différente ? Comment articuler toutes ces vérités personnelles pour créer une société ensemble ? Nous sommes obligés de commencer par soi. La psychothérapie nous aide mais ce
n'est qu'une partie, sinon nous restons dans le conditionnement, si nous passons d’une
stratégie à une autre nous changeons juste de système et rien n’est réglé.