mercredi 4 septembre 2013

Un regard différent sur la psychopathologie Geneviève Odier Geneviève Odier est psychothérapeute certifiée en Approche centrée sur la personne par l’IFRDP et agréée par l’Association Française de Psychothérapie dans l'Approche Centrée sur la Personne (AFP-ACP). Elle a suivi son cursus de psychologie à l’Université de Paris VIII et a complété ses études en obtenant un Diplôme d’études Supérieures Universitaires de Psychopathologie. Formatrice, facilitatrice et superviseure, elle est membre du comité éditorial de la revue ACP Pratique et recherche. Elle a écrit différents articles en lien avec l'Approche centrée sur la personne. Elle est également l'auteure de l’ouvrage Carl Rogers. Être vraiment soi-même, publié en 2012 chez Eyrolles. Résumé Pouvoir poser un autre regard sur la psychopathologie demande, après avoir défini ce terme d‘une part dans le contexte psychiatrique et d’autre part dans le contexte de l’Approche centrée sur la personne, de porter un regard sur soi et sur sa façon d’être au monde. Si nous reconnaissons l’incontestable interconnexion entre les individus, nous comprenons que ce que nous pouvons comprendre de nous-mêmes nous aide à comprendre les autres et réciproquement. La vision de Carl Rogers sur les capacités d’actualisation de la personne décourage, par son ouverture et son acceptation d’une réalité mouvante, toutes tentatives réductionnistes de cataloguer l’être humain. À travers une rétrospective de ses convictions, la nécessité de se libérer des conventions limitantes paraît évidente. Rogers nous conduit par sa foi inébranlable en un processus de vie fluide et directionnel dans une dimension spatiale où la dynamique d’une compréhension intuitive donne à notre conscience la possibilité d’élargir son champ d’exploration ; une tentative de percevoir une coïncidence parfaite entre soi et le monde. Mots-clés : diagnostic, santé mentale, évaluation, congruence-incongruence, conscience de soi, actualisation. Le terme psychopathologie, du grec : psukhê, qui signifie « âme » et pathos, qui signifie « maladie », désigne à la fois les troubles mentaux et l’étude qui s’y rattache. Cette discipline tente de comprendre, d‘expliquer et de remédier à la maladie psychique. Elle est principalement utilisée dans le domaine de la psychiatrie. Récemment, pour des raisons sociopolitiques plus que médicales, la psychopathologie s’est vue infiltrer différents champs non médicaux, entre autres, la relation d’aide et la psychothérapie. De nombreuses techniques et méthodes doivent, aujourd’hui, justifier d’un modèle psychopathologique ou au moins fournir une formation parallèle en psychopathologie à leur cursus pour valider leur activité. Ce sujet m’intéresse vivement et stimule ma réflexion. La question qui se pose est de savoir si l’Approche centrée sur la personne peut répondre à cette démarche et quels éléments de sa théorie pourraient éventuellement nourrir une telle entreprise. Sinon quelle autre lecture pourrions-nous avancer ? D’un point de vue strictement médical, qui dit maladie dit diagnostic, traitement et éventuellement guérison. Nous sommes d’emblée au cœur de notre débat. Est-ce que la souffrance psychologique, l’angoisse, le stress, la dissociation et bien d’autres manifestations apparentées à des troubles dits psychiques sont pathologiques, tels qu’ils sont définis dans la littérature psychiatrique? La douleur psychique c’est-à-dire la détresse est-elle une maladie ? C’est à ces interrogations que je me propose d’apporter quelques réponses. La souffrance psychique, comme la souffrance physique, est difficilement quantifiable, mais les effets qu’elle produit et son intensité donnent des indices suffisamment explicites pour repérer si cette souffrance peut être considérée comme pathologique ou non. C’est du moins ce que disent les manuels diagnostiques. Revenir sur ces assertions serait un exercice périlleux et ce n’est pas mon objectif. Avant de poursuivre, je voudrais préciser que ma réflexion est guidée par la conviction qu’une autre façon d’envisager la souffrance de l’autre est possible. N’étant pas médecin, je ne me place pas sur un plan médical. Mon intérêt se porte sur un autre plan, celui des capacités de la personne à déclencher un processus d’autoguérison, ou plutôt un ajustement entre ses ressentis, ses valeurs et les exigences de l’environnement. Depuis quelques années tout trouble ou toute difficulté psychiques semblent devenir pathologique et dans le meilleur des cas nous sommes tous des «névrosés » et plus récemment tous des « psychotiques ». De nos jours, il suffit d’avoir des difficultés pour dormir, une fatigue inhabituelle, d’être triste pendant une ou deux semaines pour être déclaré «dépressif». Franchement cela me paraît très exagéré. D’autres points de vue sont envisageables pour ne pas tomber dans ce genre de généralisations. Qu’il y ait souffrance psychique est un fait avéré, mais faut-il absolument cataloguer tous les maux psychiques ? Devons nous « guérir » de ces soi-disant maux ? Les cerner pour mieux les éradiquer ? Cela n’est probablement pas possible, ni même souhaitable. Car certains d’entre eux peuvent être considérés comme des difficultés transitoires, même s’ils se présentent parfois sous forme de blocages persistants provocants des « turbulences psychiques » de plus ou moins forte intensité et auxquels peut s’associer une détresse profonde. C’est ce que l’on peut observer dans les moments de croissance propres au développement. Ce sont des expériences souvent douloureuses, quelquefois explosives, cependant, elles sont incontournables puisqu’elles participent à notre évolution. Ces souffrances pourraient être observées comme le reflet de périodes de réadaptation nécessaires à notre évolution et non pas comme une maladie stigmatisante. D’autres perturbations, plus complexes et parfois plus invalidantes font l’objet d’une tentative de compréhension par le biais de moyens diversifiés, notamment les neurosciences. On constate une sorte d’amalgame entre les dommages provoqués par des évènements de vie extrêmement traumatisants sur des terrains parfois déjà très vulnérables, situations souvent répétées qui génèrent des difficultés majeures de réadaptation, et ces périodes d’adaptation, sorte de passages d’une étape de vie à l’autre, que l’on franchit plus ou moins bien selon notre patrimoine génétique, psychique, culturel, et compte tenu de notre situation familiale, sociale, professionnelle et environnementale. En proposant ces deux groupes, je me rends bien compte que je fais déjà des catégories, même très larges. Mais la réalité nous rattrape et nous force à constater la grande difficulté que nous rencontrons à communiquer avec certains de nos clients dans nos expériences cliniques. Il serait illusoire de penser que les capacités de chacun sont égales. Cependant, si certaines personnes particulièrement troublées demandent une attention spécifique, elles ont droit aux mêmes égards, au même respect, à la même considération non jugeante de leur état. C’est ce point sensible qui me mobilise ; sortir de la stigmatisation qu’infligent les étiquettes médicales. Et si, comme on a coutume de l’entendre, il est impossible de traverser la vie sans heurts et sans embûches, si on ne peut pas éviter la souffrance, les pertes, les dommages, ni éliminer les préjudices, les épreuves et les blessures, on peut essayer de les vivre autrement pour ne plus les subir. Cette une question de conscience, d’acceptation et de regard, celui que l’on pose sur soi et celui que l’on pose sur l’autre. Modèle médical Il y a beaucoup de modèles de psychopathologie, aujourd’hui. Chacun fournit des apports précieux. Parmi ceux qui font référence actuellement, nous pouvons en citer deux qui présentent en de nombreux points une vision très différente de la pensée de Carl Rogers qui sera détaillée plus loin. Le premier est le modèle psychiatrique qui classifie les pathologies mentales en fonction de l’observation des symptômes du patient. Le second est le modèle psychanalytique initialement élaboré par Freud, qui décrit une structuration complexe de la psyché. Les apports de ces deux modèles se sont conjugués. Le modèle diagnostique actuellement en vigueur a intégré à son classement des troubles mentaux des notions psychanalytiques, notamment les structures psychiques décrites par Jean Bergeret (Bergeret, 1998, pp. 152-234) , célèbre psychiatre et psychanalyste du 20e siècle. Ces structures psychiques, au nombre de deux, sont la «structure psychotique» et la «structure névrotique». Entre les deux se trouve une catégorie aménagée, une «astructuration» qu’il a nommée les «états limites» (borderline). Ces catégories structurelles sont très restrictives et l’on en connaît aujourd’hui les excès et les limites. Dans les dernières décennies, ces structures tendent à se fondre l’une dans l’autre. De même, les classifications des pathologies ont considérablement évolué. Elles sont désormais découpées en de multitudes troubles dont les critères très détaillés de chacun appartiennent à plusieurs pathologies, ce qui rend le diagnostic flou et incertain. Les patients souffrants de troubles psychiques ne sont plus des personnes, mais des psychotiques, des névrotiques, des obsessionnels ou autres bipolaires. Ces termes sont malheureusement désormais assimilés dans le langage commun. La stigmatisation du « patient » par ces désignations pathologiques est la conséquence qui provoque à la fois le plus de dommages et le plus de questionnements. Les spécialistes en psychopathologie essayent de sortir des catégories « névrose » et « psychose » jugés trop dépréciatifs, mais malgré leurs efforts elles restent néanmoins des références tenaces. L’évolution de la terminologie pour désigner les troubles psychiques suit depuis toujours un parcours chaotique et aucun terme adéquat ne semble encore satisfaisant. Nous sommes passés de la folie à l’aliénation, à la maladie mentale, à la pathologie mentale et récemment au trouble mental. Aujourd’hui, on préfère le mot désordre à celui de trouble et les politiques essaient de trouver un consensus européen sur la définition de la « santé mentale ». Progressivement, nous sommes passés de maladie à santé. Faut-il voir là une progression ? Peut-être qu’en parlant de santé nous allons nous rapprocher de la pensée de Carl Rogers ? Mais ce serait faire preuve de trop d’optimiste. Hélas, ce qui se dessine aujourd’hui est bien différent. Il ne s’agit pas de regarder l’individu comme basiquement sain, mais de repérer ses éventuelles tendances à devenir un « malade mental ». Cette façon de voir les choses laisse à penser que nous sommes toujours en sursis et qu’une prédisposition à une pathologie mentale plane au-dessus de nos têtes comme une épée de Damoclès. Penser que notre « santé mentale » est toujours menacée ou potentiellement à risque nous rend d’une part vulnérables par le caractère quasi inéluctable que cela sous-tend, et d’autre part dépendants puisque l’appréciation et le remède viennent toujours de l’extérieur ; la solution est dans le verdict de l’expert. Tout laisse à penser que le but de cerner le trouble mental soit de l’isoler, le tenir à l’écart et ainsi se sentir protégé. Précaution totalement illusoire puisque, selon un mécanisme bien connu (introduit par Freud et utilisé en psychiatrie et en psychologie), toute projection (rejet de l’intérieur vers l’extérieur) de ce qui est souvent considéré comme négatif revient en force sous un aspect encore plus menaçant. Nous sommes donc encore loin de la pensée de Rogers. Il y a maintenant plus de soixante ans que Rogers s’est distingué de ses contemporains par ses apports révolutionnaires. L’un d’eux est sa prise de position qui consiste à passer d’une approche centrée sur la maladie à une approche centrée sur la santé. Autrement dit passer du pathologique à la normalité. À notre époque, la catégorie des «normaux» tend à disparaître. Ce n’est pas que le mot « normal » me convienne particulièrement, car bien sûr qui dit normal dit aussi pathologique. La norme est établie par le plus grand nombre de ceux qui se reconnaissent dans les mêmes valeurs. Valeurs souvent incorporées et rarement réévaluées. Évidemment, il ne s’agit pas, comme je l’ai déjà souligné, de nier l’évidence en refusant d’accepter les difficultés ou les différences d’adaptation des personnes. Les troubles psychologiques existent, les états de souffrance sont bien réels. Mais, trouver des termes moins clivants éviterait toute comparaison, discrimination entre les individus. Parce que pour le moment on n’a pas beaucoup de choix, si on n’est pas normal, on est fou ! Et c’est sans doute pourquoi le principal objectif de chacun est encore aujourd’hui d’être « normal ». Quel thérapeute n’a pas entendu (ou dit lui-même) « vous croyez que je suis ‹ normal » ? Ou encore : « c’est normal de penser ça ? » La « folie » fait toujours aussi peur, surtout de la façon dont elle est considérée, tantôt comme une fatalité, tantôt comme la conséquence d’un comportement jugé inadapté. Elle implique de toute façon répression, culpabilité, honte, humiliation, voire déshumanisation. Il serait temps d’élargir ou de sortir de ce paradigme. Mais revenons aux catégories des pathologies. Les supprimer n’est pas simple et pose le problème du langage commun entre professionnels si tant est que ces derniers s’accordent sur la définition de ces mêmes catégories. L‘interprétation de chacun, inévitablement subjective, mène à des différences de diagnostic parfois absurdes. Aujourd’hui, malgré les tentatives de les éliminer, la névrose et la psychose restent les deux grandes catégories regroupant à peu près tous les troubles, et tout le monde semble avoir une idée, même vague, sur le sens général de ces termes. L’avantage est que cela nous permet une compréhension rapide bien que très imprécise, mais plus ou moins consensuelle, du genre de trouble que présente un individu. Une référence commune entre les professionnels de la santé, comme on dit maintenant. Mais, une fois qu’elle a son étiquette, en quoi cela aide-t-il la personne qui souffre ? Il semble que cela produise davantage de confusion que de solutions, car les différentes pathologies répertoriées sont devenues si populaires que nous nous les accrochons nous-mêmes. Qui n’a pas sa petite parano ou ses petites phobies ? Si cela nous conduisait à prendre un peu de distance et à avoir un regard sur soi plus objectif, nous pourrions repérer nos schémas répétitifs, mieux nous comprendre et progresser. Alors ce serait bénéfique. Car au fond ce ne sont pas les catégories en elles-mêmes qui sont gênantes, mais le jugement négatif qu’on y attache. Pathologie, maladie, diagnostic, psychose, névrose ne seraient pas nécessairement des termes à « bannir », s’ils ne définissaient pas un état figé. Et surtout s’ils n’entraînaient pas une considération négative de la personne en la plaçant dans une catégorie enfermante et en lui attribuant une étiquette dont elle ne peut plus se débarrasser. Que ces qualifications nous soient octroyées par un expert ou que nous nous les approprions nous-mêmes, l’effet est le même. Elles enferment et désignent une maladie plus ou moins définitive puisqu’elles s’appuient sur des structures fixes dont les limites sont infranchissables. Elles aboutissent à considérer la personne comme un malade, un patient qui se définit par sa pathologie, ce qui le sépare de ceux qui ne sont pas malades. Difficile d’échapper au jugement. Difficile d’échapper aux catégories auxquelles la personne s’identifie et dont l’effet pervers est qu’elle y adhère tellement qu’elle finit par y trouver un certain confort. Elle perd ainsi sa propre responsabilité et ses capacités à se sortir elle-même de ses difficultés, ses possibilités de changement sont amoindries. Un regard différent sur les troubles psychiques L’Approche centrée sur la personne nous propose-t-elle une forme de psychopathologie ? Je suis tentée de dire non. Simplement parce que je me demande si on peut parler de psychopathologie en Approche centrée sur la personne ? Avec le terme « psychopathologie » nous sommes d’emblée dans un paradoxe puisque ce terme implique qu’il y a : « une pathologie du psychisme », c’est-à-dire une maladie. En Approche centrée sur la personne, l’optique est très différente. La notion de maladie n’est pas prédominante bien que le trouble psychique soit pris en compte, bien entendu, mais d’une manière non isolée. La conception de la personne prime sur celle de son éventuelle maladie. Indépendamment de ses troubles, c’est la personne dans son entièreté qui intéresse le psychothérapeute centré sur le client. Elle bénéficie d’une attention primordiale sur son intégrité, sur sa spécificité en tant qu’individu unique. Le trouble psychologique est inclus dans la totalité de la personne sans être exclusif des autres parties. Autrement dit, une partie en bonne santé qui fonctionne d’une manière adéquate cohabite avec une partie souffrante, maladaptée. La personne reste considérée dans son ensemble à un moment donné. Saisir l’instantanéité est important puisque les notions de mouvement, de fluidité, de non-fixité sont capitales dans cette approche. C’est ce qui se passe maintenant, dans la réalité fugace qui permet d’être au plus proche de l’expérience du client. Le mouvement interne est en recherche continuelle d’adaptation. Par adaptation il faut entendre une aspiration permanente d’un équilibre, une congruence. Chaque stress, traumatisme ou simple expérience de vie demande un réaménagement psychologique. Un nouvel équilibre de l’organisation psychique doit s’établir. Ce temps nécessaire de réadaptation est souvent accompagné par une augmentation de l’incongruence qui prend fin quand une nouvelle synthèse entre la nouvelle expérience et les valeurs internes est organismiquement intégrée. Il n’y a pas de place pour la fixité, mais pour une régulation constante. Cette position valide la notion de processus et explique pourquoi Rogers ne s’intéresse pas à une organisation structurelle du psychisme qui rendrait compte de la détermination des troubles. Une personne considérée dans sa globalité ne peut être réduite à une maladie. Le terme pathologie n’a donc pas sa place dans cette approche et de fait le diagnostic devient inutile. L’Approche centrée sur la personne est une approche holistique dont tous les éléments interagissent. Il n’est pas pertinent de s’intéresser à un seul d’entre eux sans tenir compte de l’ensemble. Cette approche est une méthode psychothérapeutique et non un modèle des troubles psychiques. C’est une distinction capitale. Rogers s’intéresse à la santé et aux capacités de l’organisme global de son client dans son processus d’autoguérison et non à soigner et guérir une maladie. Quelle que soit la perturbation dont souffre l’individu, il considère qu’elle ne fait pas partie intégrante et fondamentale de la personne. Ces considérations changent les objectifs du psychothérapeute centré sur le client, qui s’attache à la compréhension du monde interne de son client, à la meilleure façon de l’accompagner, de l’aider à relancer son processus de croissance lorsqu’il est interrompu ou bloqué. Les notions de processus et d’actualisation renvoient à la perspective d’une organisation psychique non définitive. Cela suggère de grandes possibilités de changement. Même en acceptant un certain déterminisme, ce principe de fluidité et d’adaptation souligne le caractère évolutif que Rogers accorde à la personne et lui restitue ainsi un pouvoir sur elle-même et sur sa façon d’être et d’agir. En s’intéressant principalement au ressenti de son client, le psychothérapeute prend en compte les contenus subjectifs qui lui sont confiés. Il y a une grande différence entre ce que nous croyons comprendre d’une personne en souffrance à travers une grille de lecture généralisée et ce qu’elle-même peut en dire d’un point de vue strictement personnel. C’est le passage d’une évaluation normative médicale et sociale à une perception subjective de l’individu. Si le client est considéré dans son unité et qu’une attention particulière est donnée à son expérience intime, le contexte dans lequel il évolue joue évidemment un rôle essentiel. C’est l’influence réciproque d’une dynamique interne et de l’environnement en interrelation constante, qui donne une flexibilité et une ouverture vers une actualisation positive. Et si parfois l’évolution de la personne est faible, voire quasi nulle, elle ne peut être exclue. Rogers ne s’intéresse pas à la pathologie mentale ni aux catégories nosographiques, beaucoup trop enfermantes. Il dit que cela est inutile dans le cadre de la psychothérapie. Pour Rogers, la tendance actualisante est inhérente à tout individu. Elle est le ferment de l’évolution et pousse chacun à se diriger vers l’actualisation de ses potentiels, vers un développement positif de sa personnalité. Dans Un manifeste personnaliste, il réaffirme avec force sa conviction : « […] il y a dans l’organisme humain une source d’énergie directionnelle ; [que] cela correspond à une fonction digne de confiance, propre à l’organisme tout entier plutôt qu’à une partie de celui-ci ; et qu’elle est peut-être la mieux représentée comme une tendance vers l’accomplissement, vers la réalisation, non seulement vers la préservation, mais aussi vers l’épanouissement de l’organisme » (Rogers, 1979, p. 193). Cette tendance organismique est le fondement de toute motivation humaine. Cependant, pour que ce processus d’adaptation soit effectif un climat de facilitation est indispensable. S’il n’est pas présent, il se produit chez l’individu ce que Rogers nomme une cassure. Tout être est soumis à des exigences organismiques et environnementales qu’il se doit d’accorder pour conserver une harmonie interne. Dans sa théorie de la personnalité (Rogers, 1959), Rogers décrit le processus de développement de la personnalité. Il y détaille les besoins de l’enfant nécessaires à son épanouissement et ce qui provoque l’apparition des distorsions quand les conditions de chaleur et de respect ne sont pas fournies. L’individu a besoin d’amour, de sécurité, de reconnaissance, de gratification. Il a besoin de voir dans le regard de l’autre le reflet de ses qualités pour en mesurer la présence en lui, se sentir exister et accepté. Pour Rogers, la réponse au besoin d’amour est le regard positif inconditionnel. Il le décrit comme un besoin essentiel, primaire, nécessaire et indispensable à l’enfant, et plus tard à l’adulte, pour qu’il puisse s’affirmer, gagner confiance en lui et s’épanouir. Pour satisfaire ses besoins d’amour et de sécurité si précieux à une évolution optimale, l'individu va intégrer des valeurs externes, au détriment des siennes. Ainsi va se constituer un concept de soi en partie éloigné des valeurs organismiques. Dans certaines situations, l’individu ne parviendra pas à garder une cohérence entre l’expérience et le concept de soi ; c’est alors qu’apparaît la « cassure ». La personne va fonctionner sur deux modes, un organismique qui lui est propre et l’autre socialement adapté, mais en désaccord avec le premier. Rogers précise : « La satisfaction ou l’accomplissement de la tendance à se réaliser en est venue à bifurquer en des systèmes comportementaux incompatibles dont l’un peut prédominer à un moment donné, et l’autre prédominer à un autre moment, mais au prix d’efforts et d’inefficacité continuels » (Rogers, 1979, p. 200). En effet, malgré ses diverses tentatives, malheureusement infructueuses de maintenir un équilibre, la personne va se trouver dans un état d’incongruence plus ou moins intolérable. C’est cet état conflictuel qui provoque une dissociation. Rogers nous donne sa définition du terme pathologie : « La dissociation qui existe en la plupart d’entre nous est le pattern et la base de toute pathologie chez l’homme aussi bien que la base de toute sa pathologie sociale » (Rogers, 2011, p. 86). Pour lui cette dissociation est transmise : « J’en suis venu peu à peu à considérer cette dissociation, cette cassure, cette aliénation, comme quelque chose d’appris, une façon dénaturée de canaliser une part de la tendance à se réaliser pour la transformer en des comportements qui ne permettent pas la réalisation de soi » (Rogers, 1979, p. 199). Les perturbations que provoque cet apprentissage dénaturé sont un véritable frein à l’épanouissement, la personne est loin de son soi profond, elle ne peut pas être elle-même. Cependant, ce qui a été appris peut être regardé et réévalué. Pour cela, Rogers nous incite à prendre conscience de nos distorsions. Sa conception de la compréhension de l’incongruence repose sur la conscience de soi. C’est en développant notre connaissance de nous-mêmes, en regardant ce qui se passe en nous, en acceptant et en symbolisant notre « experiencing » que nous comprendrons nos malaises, nos difficultés psychologiques, notre incongruence. Pour experiencing, intraduisible en français, j’ai choisi d’utiliser l’expression « expérience immédiate », qui à mon avis traduit le sens de : « ce qui est en train d’être vécu ». La conscience de soi permet de comprendre ses émotions et de donner du sens à ses expériences immédiates. Cela implique d’être en contact avec son noyau organismique. C’est-à-dire être à l’écoute sensible d’une résonance interne en lien avec l’expérience immédiate pour que sa symbolisation et son intégration dans le concept du soi soient possibles. Plus la conscience de soi grandit plus la personne se fait confiance et se laisse guider judicieusement par son ressenti. Les perceptions de l’environnement sont plus distinctement perçues et mieux interprétées. Elles permettront des actions justes et appropriées. La personne sera congruente. Les prises de conscience participent au processus d’autoguérison. S’il y a « guérison », elle se fait d‘elle-même si j’ose dire, elle vient en relais de la compréhension de son fonctionnement, de cette conscience de soi. Sans intervention extérieure. Le comportement aussi est modifié et s’harmonise aux évènements. Rogers dit qu’il y a changement de personnalité. Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce qui change en réalité ? La personnalité ? Le comportement ? Où s’agit-il des potentiels de développement de la personne qui sont libérés ? C’est-à-dire qui étaient déjà là, et qu’avec la conscience de soi, leur épanouissement devient possible. D’une certaine manière, le processus d’actualisation des potentiels consiste à réaliser ce qui est déjà présent, enfoui et non développé plutôt que d’ajouter quelque chose qui n’y serait pas. Être en contact avec son soi profond, avoir une conscience de soi plus fine permet aussi d’être en contact avec autrui dans une relation et une communication directes. Une manière fluide d’être présent au monde. La personne acquiert un regard objectif sur sa propre subjectivité, elle va trouver une liberté d’expression qui ouvre la voie de l’autonomie et de la liberté. Nous sommes loin de la vision d’un patient enfermé dans une maladie généralisée. En Approche centrée sur la personne, il n’y a pas de modèle unique qui puisse servir de référence pour rendre compte de la détresse humaine, sans compromettre la diversité de chacun. L’incongruence entre le concept de soi et l'expérience immédiate est la source des distorsions. C’est le seul principe déterminant, cause de toutes les perturbations, signe d’une intégration partielle de la personnalité réelle de la personne. Elle indique un accès limité à la conscience de soi et un blocage du processus d’actualisation. L’incongruence a une durée et une intensité propre à chacun. Ce mécanisme ne trouve sa résolution que dans une exploration intime et une compréhension personnelle de l’individu par lui-même. Une alternative à la psychopathologie J’ai avancé l’idée que la psychopathologie n’avait pas sa place dans l’Approche centrée sur la personne en démontrant que le concept « malade » n’était pas pertinent pour cette approche. Il n’y a donc aucune possibilité de présenter un modèle de compréhension des souffrances psychiques dans ce contexte. Établir des catégories de perturbations psychiques est tout à fait paradoxal et incompatible avec les valeurs de l’Approche centrée sur la personne. Pour moi, il n’y a pas de catégories suffisamment spécifiques pour rendre compte des distorsions sans risquer de provoquer chez l’individu une représentation floue et approximative d’un trouble auquel il cherche néanmoins à s’identifier, et dont l’effet néfaste serait de l’éloigner encore un peu plus de lui-même. En revanche, une autre démarche peut-être envisagée. L’incongruence responsable de l’apparition des perturbations psychiques a une intensité, une durée et une rigidité différentes selon l’importance des perturbations. Je vais tenter de présenter une « modélisation » des différents « degrés d’incongruence ». Nous verrons que cette proposition va soulever un certain nombre d’interrogations sur lesquelles je reviendrai. L’Approche centrée sur la personne est une philosophie de vie dont l’éthique et les valeurs sont incontournables pour tenter d’élaborer une « évaluation » des degrés d’incongruence. Je dis évaluation entre guillemets, car le choix de ce terme soulève quelques discussions. Je ne voudrais pas jouer sur les mots en remplaçant diagnostic par évaluation, ou pathologie par perturbation. L’idée d’utiliser le terme « évaluation » est de souligner la différence capitale entre un diagnostic qui implique une vision uniquement externe, une vision subjective de celui qui le pose, donc sujette à l’erreur d’interprétation, et une estimation qui fait référence à une co-évaluation basée sur l’écoute profonde et le dialogue dans une relation où l’intersubjectivité et la co-participation client/thérapeute sont prédominantes. Bien que cette démarche puisse présenter un intérêt théorique, il est bien entendu exclu qu’un matériel de réflexion de cette nature soit utilisé dans le cadre de la thérapie elle-même. Rappelons que la qualité de la relation thérapeutique est majeure et que pour que le principe de non-directivité soit respecté aucun élément extérieur au cadre de références du client ne peut être pris en considération. Une grille de lecture pour rendre compte des différents degrés d’incongruence Pour élaborer ce modèle, je me suis appuyée sur la théorie de la personnalité de Rogers, dans laquelle il nous fournit un schéma de fonctionnements psychiques et de mécanismes de la formation des distorsions au cours du développement, comme je l’ai évoqué plus haut. C’est donc parce qu’il y a incongruence que la personne est dans un état de détresse psychologique. Un état plus ou moins installé, qui se décline sur différents niveaux et s’inscrit dans un processus d’évolution ou de désorganisation qui varie selon les évènements et les prises de conscience. Ma proposition est de distinguer différents degrés d’incongruence en fonction de ce que le client montre et raconte de lui. J’ai sélectionné un certain nombre d’items, tous issus de la théorie de la personnalité, qui pourraient donner des indications permettant de repérer ces degrés d’incongruence : la conscience de soi ; la conscience de l’incongruence ; la cohésion du concept de soi, sa fluidité, sa vulnérabilité, sa rigidité ; le niveau d’anxiété ; la difficulté de perception et de symbolisation de l’expérience immédiate ; le contact avec le centre d’évaluation interne ; l’importance de l’estime ou de la mésestime de soi ; l’accès aux sentiments ; l’autonomie par rapport au regard de l’autre ; la difficulté du client dans sa prise en charge de lui-même, l’adhésion ou le renoncement à sa responsabilité et à sa pensée propre. Dans cette perspective de modélisation, j’envisage de rassembler les différents degrés d’incongruence sur un continuum. En se plaçant à n’importe quel point de ce continuum, on peut se diriger vers le plus haut degré de maturité. Mais on peut aussi comprendre que si nous glissons à un degré inférieur, cela ne signifie pas devenir malade, mais signale la recherche d’un nouvel équilibre. Avec le continuum, nous dépassons le normal et le pathologique. Puisqu’on ne parle pas de pathologies, mais de différents stades d’intégration, la maladie ne s’oppose plus à la santé, nous n’avons plus à les identifier l’une par rapport à l’autre. Plus besoin de définir la maladie ou le trouble psychique en fonction d’une norme, ni la norme en lien avec la pathologie. Comme nous nous plaçons dans l’optique d’une « bonne santé mentale », l’observation des niveaux d’incongruence pourrait aussi être considérée comme une description des principales étapes de maturité psychologique, ce qui n’est pas sans rappeler les étapes du processus thérapeutique. Puisque nous nous situons dans une approche dont le postulat est la conviction que la personne se dirige vers la meilleure actualisation de ses potentiels, j’ai nommé ce modèle : Continuum d’actualisation de la personne. Ce continuum comprend six degrés d’incongruence. Constitué de quatre piliers essentiels, tous inspirés des concepts de la théorie de la personnalité, il repose sur un schéma assez simple : a) L’incongruence, seule source des troubles. Son but est de rendre supportable l’anxiété que provoque le conflit entre l’expérience immédiate et le concept de soi, ce dernier devant rester cohérent. b) Les défenses : déformation, rejet et déni (en dessous du niveau de conscience) de l’expérience immédiate. c) Les conséquences : ces systèmes de défense influencent la perception de l’expérience immédiate. Elle est : tronquée (partiellement symbolisée) ; déformée par rationalisation (symbolisée déformée) ; rejetée ou retenue en dehors du champ de la conscience (non symbolisée). d) Les perturbations, manifestation de l’incongruence. Ces mécanismes vont faire apparaître des dysfonctionnements chez la personne dont les signes observables sont multiples. Ils sont représentés par la fragilité, l’irritabilité, la confusion, les réactions émotionnelles absentes ou extrêmes, l’agitation, l’agressivité, les émotions et les sentiments qui paraissent décalés par rapport à l’expérience immédiate, une perte de sens, une perte de contact avec la réalité (communément partagée), etc. Sous ces symptômes sourd l’angoisse, à laquelle Rogers accorde un rôle déterminant. Il dit : « L’angoisse correspond à une prise de conscience latente du sujet du conflit existant entre son soi et la totalité de son expérience. L’angoisse constitue la réaction de l’organisme à la subception de cet état de désaccord et au danger de prise de conscience, qui exigerait une modification de la structure du soi » (Rogers, 1973, p. 186). Ce continuum s’étend du premier degré d’incongruence (A = minimum), niveau le plus faible, jusqu’au degré le plus élevé (F= intolérable). C’est-à-dire de l’intégration qui caractérise un état de complétude et d’intériorité à la désorganisation majeure qui signifie un état de désadaptation, voire un morcellement, état où l’individu peut perdre jusqu’à la sensation d’existence. Chaque degré est ensuite étayé par les items issus de la théorie de la personnalité, énumérés plus haut. Ces critères nuancés dans leur expression, leur présence ou leur absence sont pris en fonction de leur intensité et fournissent une indication sur le degré d’incongruence. À chaque stade de ce continuum, les personnes peuvent avoir les mêmes attitudes, difficultés ou défenses, seule la durée de leur manifestation varie. Un état d’incongruence passager chez quelqu’un qui a un niveau d’incongruence léger, ce qui peut correspondre à un moment de croissance et d’adaptation, peut s’installer et s’aggraver chez une personne qui se trouve à un niveau d’incongruence élevé. Les prises de conscience dans le premier cas permettent d’affronter et d’accepter la réalité. Cela concerne les personnes qui fonctionnent plutôt bien, qui sont bien intégrées. Elles font, la plupart du temps, confiance à leur propre jugement, mais peuvent également avoir des perturbations ponctuelles suivies d’une stabilisation plus ou moins rapide. Dans le second cas, il est trop dangereux de reconnaître le conflit et les prises de conscience sont plus difficiles ou ne peuvent pas avoir lieu. Mais ces mêmes personnes peuvent avoir des prises de conscience suivies d’intégration. Cependant, plus le degré d’incongruence est élevé, plus le danger est grand et plus les prises de conscience sont rares. Ces différents degrés d’incongruence nous permettent de repérer l’expression inhibée et les comportements inadaptés qui sont les manifestations d’un conflit interne que le client tente de gérer en recherchant un nouvel équilibre. Toujours dans un intérêt théorique je propose, ci-dessous, une échelle d’évaluation des différents degrés d’incongruence de ce « continuum d’actualisation de la personne » A- Degré d’incongruence minimum, épisodique → structurant B- Degré d’incongruence de léger à moyen, partiel → fragilisant C- Degré d’incongruence de moyen à important, intermittent → insécurisant D- Degré d’incongruence d’important à profond, fort → déstabilisant E- Degré d’incongruence de profond à extrême, intense → dissociant F- Degré d’incongruence d’extrême à intolérable, permanent → déstructurant Le continuum d’actualisation de la personne ne sera pas présenté ici dans sa forme complète. Il est encore en élaboration et pourrait faire l’objet d’une prochaine publication. Cette « évaluation » ne constitue pas un système d’étiquetage. Elle a pour objectif de donner une information sur la disposition temporaire d’une personne. Les degrés d’incongruence sont transitoires puisque, comme son nom l’indique, ce continuum d’actualisation suppose que plus on se rapproche du premier degré plus la personne sera congruente et fonctionnera au mieux de ses possibilités. Tout individu selon ses expériences peut se trouver à des degrés d’incongruence différents au cours de son existence. Cela correspond à une étape ou une compréhension de soi plus fine suivie d’une intégration. Plusieurs réserves pourraient être faites à cette proposition. On pourrait lui reprocher, par exemple, de susciter la tentation de hiérarchiser ces différents degrés en échelle de valeurs, au lieu de les considérer comme un simple éclairage, une information sur un état temporaire. Ou bien on pourrait la soupçonner d’inciter le psychothérapeute à, d’une certaine façon, se « dédoubler » puisqu’il doit être à la fois centré sur son client, en laissant au maximum son cadre de références (dont la théorie fait partie) à l’extérieur de la relation, selon les principes essentiels de l’approche, et suffisamment vigilant pour repérer si les éléments permettant de situer le degré d’incongruence sont manifestes ou non chez son client. Ces deux attitudes sont-elles compatibles dans un même temps ? À cette interrogation, un rappel s’impose. Si en Approche centrée sur la personne le client est considéré dans sa globalité, sans qu’aucune partie de lui ne soit écartée, il en est de même pour le psychothérapeute. Ce dernier est tout aussi entier, il est authentique et n’affiche pas davantage une façade d’expert qu’il ne dissimule une partie de ses connaissances. Tout ce qu’il est, ce qu’il a compris de lui-même, ce qu’il a acquis, toutes ces expériences sont au service de son client. Le thérapeute ne fait pas, pour autant, un exposé de son savoir puisqu’il représente, tout simplement, ses références à lui et non celles de son client. Tout est présent en même temps et ne distrait en rien l’écoute empathique. Se pose, alors, la question de savoir comment et à quel moment utiliser ses connaissances théoriques ? Ici aucune ambiguïté n’est possible. Tout apport théorique n’a pas pour but de modifier la « méthode » thérapeutique de l’Approche centrée sur la personne, mais de pouvoir progresser dans un meilleur accompagnement des clients. Alors que faire de cette évaluation ? Ce continuum peut avoir une utilité dans le cadre de la recherche et du partage d’expériences entre professionnels afin de consolider les bases de notre approche. Il n’a bien sûr aucune vocation à être partagé avec le client, comme tout support théorique d’ailleurs. L’aspect expérientiel de la relation thérapeutique n’est pas remis en cause. À chaque séance, il faudrait, autant que possible, « oublier » toutes les informations des précédentes séances et pouvoir poser un regard positif inconditionnel « neuf » sur son client. Enfin la question : « en quoi cela sert-il le client ? » pourrait être posée. C’était une question chère à Rogers. S’il est admis que l’Approche centrée sur la personne ne propose qu’une seule façon d’être pour tous, que chaque relation avec un client singulier est unique, cela implique qu’il y a une différence entre les diverses relations thérapeutiques. Le psychothérapeute s’ajuste selon les besoins de son client. La reconnaissance des différents degrés d’incongruence peut donner une indication sur une modulation éventuelle des trois attitudes nodales nécessaires et suffisantes que sont la congruence, la compréhension empathique et le regard positif inconditionnel, au cours de la thérapie. Par modulation j’entends une variation de l’intensité de ces trois attitudes en résonnance aux difficultés d’adaptation et de compréhension de lui-même du client. C’est l’unique latitude que ce continuum permet, mais elle est capitale, car elle signe le caractère exceptionnel de chaque rencontre. Derrière cette démarche théorique se profile aussi l’idée de démontrer que l’Approche centrée sur la personne n’est pas « incomplète », mais qu’elle est au contraire d’une richesse et d’une profondeur dont certains jeunes thérapeutes doutent parfois. Avec une meilleure intégration personnelle des attitudes, une étude plus complète des principes, une application rigoureuse et une vraie conviction de la validité de notre approche, nous n’avons non seulement pas besoin d’aller chercher dans d’autres théories ce qui manquerait à notre approche, mais nous devrions nous sentir sereins et confiance dans l’efficacité d’une méthode toujours moderne et dont beaucoup continuent à s’inspirer. Les valeurs humanistes et phénoménologiques que l’Approche centrée sur la personne défend me semblent de plus en plus pertinentes dans un monde en perte de repères. Entre autres positions de l’approche, celle qui consiste à ne pas enfermer les personnes dans des catégories, mais au contraire à revendiquer l’unicité des individus m’apparaît encore plus cruciale de nos jours. Je pars du principe que dans chaque individu, quels que soient son organisation psychique, ses apports génétiques, ses croyances, son contexte familial, social, culturel et environnemental, un équilibre peut être trouvé. Une stabilité qui lui donnera la possibilité de fonctionner d’une manière satisfaisante, la plus optimale possible selon les potentialités d’agencement de ses différentes propriétés. Quelle que soit la disposition de chacun, il y a toujours la possibilité d’élargir son champ d’exploration psychique et d’atteindre un niveau de conscience de soi plus complexe. Cette actualisation permet d’évoluer vers une adaptation harmonieuse. Un regard sur soi pour mieux comprendre les autres Utiliser des catégories, quel que soit le domaine, conduit au jugement, à l’intolérance, à la ségrégation, à l’exclusion. Dans un automatisme qui nous échappe, nous le faisons sans cesse, cataloguer, critiquer, discriminer. Pour moi, cette façon de se comporter, outre les séquelles éducatives que cela représente, dénote un besoin de contrôle dont l’objectif est de se sécuriser. Exercer un contrôle sur l’extérieur donne l’impression que l’agitation interne, l’anxiété latente, l’incongruence se dissipent. Mais ce n’est qu’une illusion. Lorsqu’on croit savoir pour l’autre, dans une certaine mesure, on se sent rassuré sur sa propre condition et c’est ce qui nous empêche de le voir tel qu’il est. Nous avons l’habitude de prendre plutôt que de recevoir. Prendre des décisions plutôt que de les laisser émerger spontanément en accord avec la situation. Prendre des nouvelles de l’autre au lieu d’être disponible à écouter ce qu’il est prêt à nous dire de lui. Prendre conscience plutôt que se laisser pénétrer par la conscience. Cette façon d’agir nous plonge dans une action plus ou moins frénétique, dans « le vouloir comprendre », le « vouloir maîtriser », le « faire », au détriment d’un état de « laisser-aller », de « laisser s’exprimer » un état « d’être ». Mais se laisser couler dans ce qui pourrait paraître de la passivité nous donne l’impression de perdre le contrôle et engendre de la peur. Et comment ne pas avoir peur de ce que nous ne comprenons pas ? Rogers dit que le changement fait peur et par cette phrase : « J’ai appris qu’il n’y a essentiellement rien dont on doit avoir peur » (Kirschenbaum, 2007) , il nous encourage à regarder plus sereinement en nous-mêmes. Lorsqu’il nous incite (nous les psychothérapeutes) à intégrer au mieux les trois attitudes nodales, cela signifie : tendre le plus possible à accepter la réalité. La réalité de ce que nous sommes, avec nos qualités et nos défauts, nos forces et nos faiblesses, nos peurs et notre courage, comme les deux faces d’une même pièce. Et cela signifie aussi accepter la réalité de l’autre. Car appréhender l’autre dans sa propre nature nécessite, d’une part, de le considérer en situation, et d’autre part de pouvoir poser sur lui un regard non limité par les normes, un regard dépourvu d’opinions préétablies et de toute expectative. C’est-à-dire un regard neuf, plein de curiosité et d’attention qui permettrait de s’intéresser à d’autres visions du monde sans avoir peur de l’inconnu. Pour saisir le monde intime de l’autre, il faudrait pouvoir inverser l’axe de l’observation, partir de lui et non de soi, et se laisser traverser par une nouvelle connaissance, tout en gardant une capacité d’étonnement dans un état d’ouverture et d’accueil. C’est à cette découverte que l’Approche centrée sur la personne nous invite ; comprendre un monde inconnu, celui du client. Cette perspective nous demande de réexaminer ce que notre propre souffrance, notre incongruence, nos craintes nous disent de nous, de notre façon d’être au monde, et nous place au cœur d’une dimension philosophique et spirituelle. La spiritualité, pour moi, représente une quête de l’esprit. Une tentative de toucher l’expérience immédiate du réel, dépouillée de ces conditionnements. Autrement dit, une recherche de ce qu’il y a au plus enfoui de nous, en deçà des dogmes, des croyances et même des certitudes. Une exploration profonde de soi-même qui fournirait une réponse spontanée à l’exigence organismique et mènerait à la liberté d’être. Cet espoir d’autonomie, de souveraineté sous-tend l'auto-actualisation. Rogers nous parle d’une liberté intérieure : « La liberté que j’ai essayé de décrire est essentiellement quelque chose d’interne, quelque chose qui existe dans une personne vivante, assez loin de tout choix externe d’alternative » (Rogers & Stevens, 1967). Cette liberté acquise grâce aux prises de conscience se réclame de l‘acceptation de soi. Elle permet d’assumer ses propres pensées, ses désirs, ses choix et de vivre ses expériences immédiates dans leur intégralité. Le besoin de sécurité s’estompe pour laisser la place au courage d’affronter l’inconnu et l’incertitude. Elle représente un accomplissement et renforce le sentiment d’existence. Références Bergeret, J. Bécache, A. Boulanger, J-J. Chartier, J-P. Dubor, P. Houser, M. Lustin, J-J. (1998). Psychologie pathologique, théorie et clinique. Paris. Masson. Kischenbaum, H. (2007). The Life and Work of Carl Rogers. Ross-on-Wye. PCCS Books. Rogers, C. R. (1959). A Theory of Therapy, Personality, and Interpersonal Relationships, as developed in the Client Centered Framework. In S. Koch (Ed.). Psychology: The Study of a Science, vol. III, Formulation of the person and the social contex.. New York. Mc Graw-Hill. Rogers. C. R. (1979). Un manifeste personnaliste. Paris. Dunod. Rogers, C. R. (2011). La tendance actualisante par rapport aux « motifs » et à la conscience. ACP Pratique et recherche, n° 13, pp. 65-89. Rogers, C. R. & Kinget, M. (1973). Psychothérapie et relations humaines, vol. 1. Publications Universitaires Louvain & Beatrice-Nauwelaerts. Paris. Rogers, C. R., Stevens, B., Gendlin, E. T., Shlien, J. M. & Van Dusen, W. (1967). Person to Person : The Problem of Being Human. UK. A Condor Book Souvenir Press Ltd.

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